EDOUARD BOUBAT




LA PHOTOGRAPHIE de A à Z,  LES GRANDS PHOTOGRAPHES



Edouard BOUBAT






« photographier, dit-il , c'est exprimer une gratitude »


Edouard Boubat

www.edouard-boubat.fr/
"Lella 1947" EDOUARD BOUBAT 
  • Le commentaire d'Agathe Gaillard : "En 1947, le jeune Edouard Boubat tombe amoureux de Lella, une amie de sa soeur. Il l'épouse, ils vivent dans la bohème de la jeunesse artiste et il fait d'elle de merveilleuses photographies. Lella était inséparable de son amie Seguis. La fraicheur du regard d'Edouard Boubat, ébloui par cette double féminité ensorcelante, son talent immédiat, sont un grand moment de la Photographie."
  • DATE DE NAISSANCE :
    13 Septembre 1923
  • DATE DE DÉCÈS :
    30 Juin 1999


BIOGRAPHIE EDOUARD BOUBAT


C'est à Montmartre, quartier propice à la création, qu'Edouard Boubat voit le jour. Après des études de typographie et de graphisme à l'école Estienne, il exerce son premier métier, celui de photograveur, et nourrit déjà une passion secrète : celle de 'voir la vraie vie'. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il décide d'illustrer la beauté de la vie. Il prend sa première photographie en 1946 et connaît un succès quasi immédiat puisqu'il reçoit le prix Kodak l'année suivante. Dès lors, il parcourt le monde - ItalieMexiqueJordaniePérou,YémenEtats-UnisVietnam... - à l'affût de clichés inédits pour le magazine Réalités, avec une affection toute particulière pour les photos de Paris. Alors que la qualité de son travail n'est plus à discuter - il a collaboré avec Robert Frank, exposé aux côtés de Doisneau... - Edouard Boubat devient indépendant en 1967, et côtoie de grands noms comme Willy Ronis ou Sabine Weiss au sein de l'agence Top-Rapho. Les années 80 marquent pour lui le temps de la reconnaissance, et les récompenses se succèdent : grand prix du livre aux Rencontres d'Arles pour 'La Survivance' en 1977, grand prix national de la Photographie en 1984 et grand prix de la Fondation Hasselblad en 1988. Amoureux et témoin des petits plaisirs du quotidien, Edouard Boubat a consacré sa vie à saisir le bonheur avec humour et tendresse.

Jacques Prévert, dont il est l’ami, le surnomme « le correspondant de paix » et Robert Doisneau dira de lui : « De ce monde déchiqueté, Edouard Boubat nous révèle les surprenants instants de plénitude » - Extrait de « Boubat de Boubat aux éditions Belfond ».

« photographier, dit-il , c'est exprimer une gratitude »




La petite fille aux feuilles mortes, Paris, 1946
tirage argentique



Lella, Concarneau, 1947
tirage argentique





L’arbre et la poule, France, 1950
tirage argentique





Les deux filles, Maubert, Paris, 1952
tirage argentiqu
e




Amoureux, manège de Luco, Paris, 1952
tirage argentique



Première neige au jardin du Luxembourg, Paris, 1955
tirage argentique



Le Béguinage de Bruges, Belgique, 1954
tirage argentique
 

Parc de Saint Cloud, Paris, 1981
tirage argentique




Madras, Inde, 1971
tirage argentique





Afrique 1960


Ile Saint Louis, 1997


Sophie, Collioure, 1954


Brésil 1984
Tournesol 1985
Atlanta 1986
Central Park, New York 1964


Parc de Sceaux 1984


Toscane 1976


Le paravent












EDOUARD BOUBAT















EDOUARD BOUBAT

Paris Pont Des Arts, 1990

EDOUARD BOUBAT


Portugal 15 aout, 1956


gare St Lazare


hommage au douanier Rousseau 1980


nu à la véranda, Riberac 1991


Edouard Boubat, photographe français, exposa en 1952 ses œuvres aux côtés de celles de Brassaï, Robert Doisneau, Izis et Fachetti à la galerie de la librairie «La Hune ». Il entre à la revue "Réalités", et fait le tour du monde. Boubat ne cesse de s'émerveiller devant le monde et les hommes : « photographier, dit-il , c'est exprimer une gratitude ». Dans un état de grâce perpétuelle, il fixe les rencontres, les paysages, les instants de plénitude. Il immortalise « les moments où il ne se passe rien , sauf la vie de tous les jours ». Boubat est en quelque sorte un sage, un apôtre, un photographe béat, « un correspondant de paix », disait Prévert.









Né à Paris, le 13 septembre 1923.
Etudes de typographie et de graphisme à l'Ecole Estienne.
Photographe à partir de 1946.
Engagé dans l'équipe de Réalités à partir de 1951.
Photographe indépendant à partir de 1968.
A fait des reportages dans de nombreux pays, surtout en noir et blanc.
Décédé en 1999, à Paris.
Edouard Boubat - Photographie Frank Horvat"Je pense que les photographies que nous aimons ont été faites quand le photographe a su s'effacer. S'il y avait un mode d'emploi, ce serait certainement celui-là."

Frank HORVAT
Introduction 


Entre 1983 et 1987, j'eus des problèmes avec mes yeux, au point de craindre sérieusement de perdre la vue. Cela me donna l'idée de "photographier avec mes oreilles", c'est-à-dire d'explorer la réalité à l'aide d'un magnétophone, un peu comme je l'avais fait avec l'appareil photographique.
Je décidai que mon premier sujet serait l'acte de photographier, à propos duquel, depuis longtemps, je me posais des questions. Mon approche fut une série d'entretiens avec quelques confrères que j'admirais et qui acceptèrent de "parler boutique ". Le plus difficile fut la mise par écrit de ces enregistrements - qui correspondait, dans mon analogie avec la photo, au choix sur les contacts et au tirage.
Dans les années suivantes, mes yeux furent opérés et j'en recouvrai suffisamment l'usage pour continuer à photographier. La "photographie avec les oreilles" resta une expérience unique.
Le résultat de cette expérience fut un ouvrage, "Entre Vues", publié par Nathan, Paris, en 1990, et traduit quelques années plus tard en japonais et en chinois. L'édition française fut épuisée, mais pas réimprimée, et il n'y eut pas de publication en anglais. (Ne me demandez pas pourquoi, les éditeurs ont leurs raisons.)
Malgré ce succès mitigé, l'ouvrage eut un certain retentissement. Des exemplaires d'occasion continuent à circuler, et de nombreuses personnes m'ont exprimé leur désir de s'en procurer - que malheureusement je n'ai pas la possibilité de satisfaire. C'est pourquoi j'ai décidé de mettre "Entre Vues" sur le net.
Je tiens à souligner que, depuis ces entretiens, quinze années se sont écoulées. Édouard Boubat, Jean-Loup Sieff, Robert Doisneau, Mario Giacomelli et Hiroshi Hamaya ne sont plus parmi nous. Mes autres interlocuteurs ont évolué, dans un sens ou dans un autre. La photographie elle-même a été bouleversée par les nouvelles technologies. Mes propres idées et mon propre style ne sont plus tout à fait les mêmes.
Le lecteur attentif prendra ces circonstances en considération.
Frank Horvat, novembre 2002.

Frank HorvatJ'ai d'abord voulu appeler ce livre : "L'Art de ne pas presser le bouton". On m'en a dissuadé, il paraît que ce n'est pas commercial, qu'une négation se vend mal. D'autre part, quoi de plus approprié à la photographie que le négatif ? Tu diras : "Pourquoi pas le positif ?" Je sais, tu te veux positif, tu aimes les gens, les voyages, la vie, tu aimes dire que tu les aimes - et tes photos reflètent bien cette attitude. Moi aussi je suis positif, à ma manière, mais je fonctionne un peu autrement. J'aime définir les choses par ce qu'elles ne sont pas. Rilke, dans une des Elégies, dit que nous ne connaissons le sentiment que par son contour, par ce qui le délimite de l'extérieur. Il me semble qu'on comprendrait mieux la photographie si on arrivait à dire ce qu'elle n'est pas, si des gens comme nous pouvaient définir ce qu'ils refusent. D'ailleurs "définir" veut bien dire "préciser les limites".
Edouard Boubat Tu fais bien de parler de ça. Je trouve aussi que la photographie est comme une quête, ou un pèlerinage, ou une chasse. J'aime la peinture, j'aime la musique, mais c'est la photo qui m'a permis de sortir de moi-même. Si j'avais dix-huit ans aujourd'hui, je ferais peut-être du dessin, si j'avais quatre ans je devrais faire de la musique. Mais si j'avais soixante-quinze ans, je continuerais à photographier.
Frank HorvatTu parles de chasse. Doisneau parle de pêche, et c'est très vrai pour lui. On pourrait dire aussi que la photographie est comme la sculpture - je veux dire la sculpture dans le marbre ou dans le bois, où la forme n'est pas donnée par ce que le sculpteur apporte, mais par ce qu'il enlève : un procédé négatif, en quelque sorte.
Edouard BoubatOui, dans la photo il y a toujours trop de choses, sauf quand elle est réussie. Pour ne parler que de mon travail, car nous sommes ici un peu pour ça : je crois que, dès le départ, je suis arrivé à faire des photos où il y avait juste ce qu'il fallait. Comme la petite fille aux feuilles mortes, où il n'y a rien, tout est flou, c'était juste après la guerre, il n'y a que cette petite fille. Clac. Ou cet homme avec l'enfant, au bord de la mer. Rien de trop, il est là. Clac.
Photo Edouard Boubat
Photo Edouard Boubat

Frank HorvatOui, nous sommes là pour parler de ton travail, mais aussi pour essayer de définir la photographie - ou du moins pour tenter d'en préciser l'idée.
Edouard Boubat : Pourtant nous savons qu'il n'y a pas qu'une sorte de photographie, comme il n'y a pas qu'une sorte de musique.
Frank HorvatBien sûr. On pourrait même dire que chaque photographe important en invente une autre. Tout grand artiste agrandit le territoire de son art. Picasso a fait des tableaux qui, avant lui, n'auraient pas été acceptés comme de la peinture.
Edouard BoubatBien que, d'un autre côté et en même temps, le territoire se rétrécisse. Ce que Robert Frank, Eugene Smith, Cartier-Bresson ont fait, ils ne pourraient plus le faire. Ou Doisneau. Son Paris n'est plus là, il ne retrouvera jamais l'atmosphère des années 50. On m'a raconté que le même tennisman, photographié à New York, à Berlin, à Paris, ne "donnait" pas la même photo, parce que l'atmosphère était différente. Ce n'est rien et c'est beaucoup, l'atmosphère; on s'en rend compte quand on regarde un film de cinéma d'il y a cinquante ans. C'est une chose que la photo peut accrocher, parfois sans le vouloir.
Frank HorvatJe voudrais revenir au refus. Quand tu dis "quête“, tu dis d'abord voyager, flâner, fouiller. Mais tu dis aussi refuser, décider que ce n'est pas ce lieu que tu cherchais, pas ce moment, pas cet angle, pas cette planche de contact, pas la manière dont a été fait ce tirage. C'est cette série de refus qui dessine la forme de ton œuvre, comme une sculpture se fait par le marbre qu'on enlève.
Edouard Boubat Je te suis parfaitement. Des millions de photos inutiles sont prises tous les jours. Des gens se mettent devant les Pyramides d'Egypte et les photographient, quand ils pourraient acheter des cartes postales à trois sous sur lesquelles on les voit beaucoup mieux.
Frank HorvatEt au fur et à mesure qu'ils disposent d'appareils plus perfectionnés, avec plus de moteurs, de zooms et d'automatismes, ils déclenchent de plus en plus facilement, comme s'ils se disaient "photographions d'abord et nous regarderons ensuite". Il y avait cet Américain, Winogrand, qui disait: "Je fais des photos pour voir de quoi ça aura l'air en photo." Une phrase qui m'a toujours agacé, bien que, en y réfléchissant, j'ai fini par comprendre ce qu'il voulait dire. Mais je reviens à ma question : est-ce que, pour toi aussi, photographier implique refuser ? Sais-tu ce que tu refuses ? Pourrais-tu le définir ?
Edouard Boubat Ce que je sais, c'est qu'on ne fait jamais plus de deux ou trois bonnes photos par an. Mais il y a des moments bénis. Je me rappelle une matinée superbe, au Brésil. J'arrive devant un vieux cirque, et là je sais tout de suite que je dois faire des photos, que ça m'est donné. Pendant le reste du voyage, j'en ai bien fait quelques autres, mais sans vraiment y croire, ce n'était même pas la peine de faire développer les bobines, je savais que je ne les agrandirais jamais. Il y a des jours où on se balade et on ne fait pas de photos, rien n'est au rendez-vous. Donc je refuse. Mais d'autres fois les choses me sont offertes, comme un cadeau. J'arrive, je me balade dans un village, tout m'est donné. Clac. C'est l'histoire du cadeau merveilleux. On en parle dans beaucoup d'enseignements, chez les soufis par exemple, mais aussi dans des enseignements de chez nous. Mais pour pouvoir le saisir, ce cadeau, il faut que j'y sois préparé. Alors mon appareil sera peut-être là, et clac, je n'aurai qu'à y aller.
Frank Horvat Tu sais que ces cadeaux peuvent arriver, même s'ils n'arrivent pas toujours quand tu le voudrais, et pas nécessairement en fonction de ton travail ou de ton mérite - sinon tu ne parlerais pas de cadeaux. Néanmoins c'est à toi personnellement qu'ils sont destinés, donc tu y es pour quelque chose, il y a peut-être des actes ou des gestes que tu fais - ou que tu évites de faire - pour améliorer tes chances. Des gestes magiques, en quelque sorte. Saurais-tu définir ces gestes, ou du moins les situer ?
Edouard Boubat : Tu sais, en photographie nous employons des mots merveilleux, "ouverture", par exemple. Il y a celle du diaphragme, qui est une chose mécanique, mais il y a aussi notre ouverture à nous. Prends cette photo de l'homme au bord de la mer. C'était la première fois que j'allais au Portugal, je crois que c'était en 1956, dans ces années c'était merveilleux de voyager, il y avait très peu de touristes, nous avions fait deux ou trois jours de route, nous arrivons à l'hôtel au bord de la mer, Sophie était un peu fatiguée, je dis: "Je vais voir la plage", je prends juste mon petit Leica de l'époque, et cet homme était là, clac. J'étais arrivé depuis une demi-heure, il m'attendait avec son enfant, et j'ai fait ma première photo du Portugal, une photo qui restera. J'avais fait beaucoup de route, j'avais rêvé de ce Portugal, donc moi aussi je l'attendais, il y avait attente de part et d'autre. Finalement la photo est comme un baiser volé. Un baiser est toujours volé, même si la jeune femme est consentante. La photo est volée, mais un peu consentante.
Photo Edouard Boubat
Photo Edouard Boubat

Frank HorvatJe veux bien. Mais je vais encore taper sur le même clou, en te posant la question d'une autre manière : quand tu l'as eu, ton baiser, n'est-ce pas un peu comme s'il y avait eu une décharge ? Comme s'il fallait laisser passer un peu de temps avant que tu en obtiennes un autre ?
Edouard Boubat : Il y a ce qu'on appelle le coup de foudre, c'est un mot superbe, intraduisible. Quand je suis arrivé en Chine la première fois - nous avions voyagé par le train, Sophie et moi -, le train arrive à Pékin, clac, on descend, on quitte la gare, pas de voiture mais l'hôtel est tout près, dix minutes à pied - moi, en un quart d'heure, j'ai vu toute la Chine. Cela ne veut pas dire que je ne pourrais pas y retourner dix fois et la voir à chaque fois d'une manière différente, mais ça veut dire que dès le premier instant j'ai tout vu, tout senti. Rappelle-toi quand nous débarquons en Inde, à Calcutta par exemple, le chemin de l'aéroport à l'hôtel. C'est toute l'Inde. Et cet hôtel à Calcutta, le mec avec un grand bâton qui bat ceux qui veulent entrer, et tous les gens étendus par terre - toute l'Inde. Ou New York. Entre Kennedy Airport et Manhattan on a vu toute l'Amérique, on a senti l'odeur. Et c'est la même chose pour les portraits. Moi j'aime bien les premiers contacts. Dans la photo il y a toujours un élan qui dépasse l'élan intellectuel. Clac. Le coup de foudre. Mais j'ai bien entendu ta question : est-ce que cela se reproduit ? Cela se reproduit quelquefois, quand même.

Frank Horvat Mais n'as-tu pas l'impression que quand il se produit, ce baiser, il y a quelque chose qui s'épuise, comme s'il fallait un moment pour que les batteries se rechargent ?
Edouard BoubatAbsolument. Cet élan, ce coup de foudre, on le saisit de temps en temps, si on sait refuser d'autres choses, dont on sait bien qu'elles ne seront pas tout à fait à la hauteur.
Frank HorvatEt dans les jours suivants, à Calcutta, tu cherchais de retrouver les sensations de ce premier quart d'heure ?
Edouard BoubatJ'y étais allé pour faire un reportage sur l'existence d'un homme qui vit dans la rue, tu sais bien que là-bas un tiers des gens vit dans la rue. J'étais là pour ça. Et je me rappelle ces matins, c'est une chose dont j'aimerais te parler aussi, même si cela ne répond pas très exactement à ta question. Mais je le fais exprès, pour t'embêter un petit peu, je voudrais parler du matin, clac. Je me souviens des gens encore couchés, on aurait dit des linceuls, d'ailleurs il y avait aussi des vrais linceuls, avec de vrais morts. Les matins dans cette lumière fabuleuse - j'ai toujours aimé cette lumière. Ou les matins à New York, nous n'y avons pas été ensemble, mais nous avons sûrement vécu la même chose, on descend prendre son breakfast, le ciel est bleu, le bonhomme qui vous sert vous dit: "Take care" quand vous partez, c'est tout de même une chose merveilleuse. Ou ce réveil matinal dans un village indien, les gens m'avaient accueilli, m'avaient dit: "Couchez-vous là" et j'avais vraiment couché par terre, il n'y avait rien d'autre, je me suis levé très tôt - quand on dort par terre on se lève tôt - et j'ai fait cette photo du village, avec ces poules, cette vache, dans cette lumière de brouillard. Et là, pour revenir à ta question, je n'avais rien à refuser, la photo était là. Clac. Je n'en ai fait que deux ou trois, ce n'était pas la peine d'en faire cinquante. Les moments où on n'a pas à refuser, ce n'est pas la peine de faire dix bobines, la photo est là devant vous. Clac.
Photo Edouard Boubat
Photo Edouard Boubat

Frank HorvatOui, l'éveil est un point essentiel. Si je devais te décrire à quelqu'un qui ne sait rien de toi, je dirais : "Boubat regarde le monde comme s'il venait de débarquer et comme si ses yeux venaient de s'ouvrir". Ta quête est peut-être avant tout celle de ces moments où tes yeux s'ouvrent. Comme disait Goethe, dans la phrase que tu cites souvent : "La chose la plus difficile est celle qui paraît la plus facile : voir véritablement ce qui se trouve devant nos yeux". L'acte magique serait donc de savoir retrouver cet état d'éveil.
Edouard BoubatL'instant doit être vécu comme imprévisible. J'ai eu la chance de connaître Eugene Smith, qui pour moi a été l'un des plus grands photographes. Je l'ai rencontré en 1950, et déjà à ce moment il avait beaucoup de difficultés avec Life, parce qu'on lui disait toujours - à lui, le plus grand de leurs photographes - "Tu vas photographier ceci, faire cela..." Et lui, qui était un écorché vif, en était malade, parce qu'il savait bien qu'on ne pouvait pas savoir à l'avance ce qu'on allait trouver. Je me souviens aussi d'un mec, en Afrique, qui marchait derrière moi - ou devant moi, je me souviens à peine - dans une sorte de forêt, et il me dit : "Ah, il ne s'agit pas de regarder, il s'agit de voir". Je n 'ai pas tout de suite compris ce qu'il voulait dire, mais j'y ai pensé. Je crois qu'il voulait dire qu'il ne faut pas trop s'occuper des détails, mais voir l'ensemble. Dans ces instants bénis dont nous avons parlé, je ne vois rien, je suis pris par un ensemble. Bien sûr je vois suffisamment pour cadrer ma photo, clac. Mais quand je regarde un visage je ne m'occupe pas des détails, je ne sais pas si le mec a des boutons. Je suis pris - c'est ça l'éveil - par un ensemble qui m'emporte.
Frank Horvat On m'a fait remarquer que j'ai très peu le sens de l'observation. C'est ma femme qui le dit, elle trouve ça bizarre pour un photographe. C'est peut-être parce que je perçois l'ensemble plutôt que les détails ?
Edouard Boubat C'est bien de cela que cet Africain parlait. D'autre part Goethe, que tu viens de citer, disait aussi qu'il faudrait voir à la fois l'ensemble et le détail. C'est extraordinaire, que des gens puissent voir les deux. Cela me fait penser à certaines peintures où le premier plan et l'arrière-plan se fondent dans un ensemble. On le voit chez Bonnard, mais aussi chez certains peintres de la Renaissance : tout se fond mais chaque chose garde son importance. Mais je crois quand même que c'est l'ensemble qui fait le coup de foudre. D'autre part - et c'est là que la photographie est très amusante - si tu regardes une photo de presse, n'importe laquelle, disons de la reine d'Angleterre, ce ne sera peut-être pas la reine qui sera importante, mais un petit détail en plus, un cheval qui ne devait pas être là, un petit détail de rien du tout. Qu'il le veuille ou non, le photographe nous révèle des choses que lui-même n'avait peut-être pas vues à ce moment-là, mais qui pour nous sont des renseignements sur le pays et l'époque. Dans une photo il peut y avoir dix mille fois plus que ce qu'il a voulu y mettre. Il ne croit montrer que la petite partie de l'iceberg qui dépasse, mais sa photographie peut révéler aussi ce qui reste en dessous.
Frank HorvatJe voudrais te poser d'autres questions sur tes secrets. Je sais qu'on t'a souvent proposé d'enseigner dans des écoles de photo et que tu as toujours refusé, expliquant que le travail de photo-journaliste ne s'enseignait pas. Mais si quelqu'un venait te poser les vraies questions, non pas "quel appareil, quel objectif, quel diaphragme ?" mais: "Monsieur Boubat, quelle est votre recette pour recevoir ces cadeaux ?", aurais-tu des réponses ? Y a-t-il des choses que tu manges, ou que tu ne manges pas, que tu fais avant de t'endormir, ou que tu ne fais pas, des pensées sur lesquelles tu te concentres ou d'autres que tu évites ? Comme ce Californien, Minor White, qui préconisait un temps de méditation avant de prendre en main l'appareil. Cela m'a toujours fait sourire, je ne suis pas californien. Pourtant je me dis qu'il n'avait pas tout à fait tort. Mais toi, as-tu des secrets ?
Edouard Boubat Je suis comme toi, quand je m'intéresse à la musique, à toutes ces histoires spirituelles, j'aimerais bien connaître le secret. Mais le fait est qu'il n'y a pas de mode d'emploi, chacun doit faire avec soi-même. Nous sommes tous différents - et plus ou moins doués. Ma seule recette c'est le coup de foudre, la vue globale des choses. Peut-être parce que je ne vois rien, un peu comme toi. Parfois, quand je suis invité, je ne reconnais pas les gens, ce qui paraît souvent mal poli... Ou alors, comme secret, je pourrais te raconter une petite histoire qui te paraîtra encore à côté, mais qui me semble tout de même intéressante. L'un de mes premiers reportages pour Réalités a été sur l'Hospice de Beaune, j'ai eu la chance de le voir encore en opération. Cet hospice avait été bâti par un méchant homme, qui avait eu trois ou quatre femmes, à l'époque, et des enfants partout, et son évêque lui avait dit : "Pour te racheter, il faut que tu construises quelque chose." Et il a construit cet hospice, dans lequel tout est beau, non seulement l'architecture, mais même les verres où l'on boit. Il a fait venir un Flamand - à cette époque il n'y avait pas de photographes - et il lui a dit : "Tu vas me faire un triptyque." C'est un tableau qu'on peut voir encore aujourd'hui, mais qui n'est pas un simple objet pour le regard. On ouvrait ce triptyque de temps en temps, une fois par semaine je crois, et tous les malades venaient et rien qu'en le regardant ils étaient déjà à moitié guéris. Moi je prends la photo un peu dans ce sens-là, elle m'intéresse dans la mesure où, quand les gens la regardent, ça peut les mettre dans un autre état. Le mot "guérison" est peut-être un peu fort, mais pourquoi pas ? Borges a écrit : "Chaque homme qui lit Shakespeare est Shakespeare." Quand tu écoutes Mozart, tu es Mozart. Je me rappelle certaines lettres de Mozart, il disait: "Les seuls moments supportables dans ma vie sont les moments où je compose." Il avait des dettes, il n'avait pas de quoi manger, mais dans les moments où il composait il dépassait Mozart, il était dans un autre état. Si tu veux, c'est ça mon secret.
Frank Horvat C'est un peu comme quand des gens me disent : "Depuis que j'ai vu vos photos d'arbres, je ne regarde plus les arbres de la même manière."
Edouard BoubatC'est pour cela que tu les as faites. Voilà ce que je voulais dire: ce qu'il y a de plus beau en photo, c'est le moment de la prise de vue. Au moment où je fais un portrait ou un paysage, Boubat n'existe plus. Le secret, le voilà : il n'y a plus de Boubat, plus de village hindou, dans ce moment très court nous faisons partie d'un tout, nous ne sommes plus séparés du paysage, de la personne devant nous. C'est pour cela que je ne remarque pas les détails : il n'y a plus rien, je ne vois rien, tout en voyant quand même, puisque je suis capable de cadrer, je sais bien que si je me déplace un peu par ci, un peu par là, c'est fichu. Pourtant, en ce moment béni, il n'y a plus de Boubat, il n'y a plus rien.
Frank HorvatMais pourquoi as-tu choisi celle-là, de la poule et de l'arbre, plutôt que les trente-cinq autres de la planche de contact?
Edouard BoubatJustement, il n'y en a pas trente-cinq autres. Cette photo a une histoire. Grâce à Eugene Smith j'avais été envoyé dans le sud de la France - je n 'avais plus un sou à cette époque - pour faire un reportage sur le maïs. Je travaillais avec un Rollei - et dans un Rollei, tu te rappelles, il y avait douze photos. J'avais fini le reportage, je devais prendre le train à six heures du soir, il était quatre heures, il restait une dernière photo dans l'appareil. Je passe devant une cour de ferme, je vois mon arbre à poule, clac, je fais la photo, c'était simplement pour terminer mon film. De cette photo de la poule et de l'arbre il n'y en a eu qu'une, c'était la photo n° 12.
Photo Edouard Boubat
Photo Edouard Boubat

Frank Horvat Mais qu'est-ce qui fait la différence entre cette photo-là et toutes les autres que tu as faites pendant ce voyage ?
Edouard Boubat : Je pense que les photographies que nous aimons ont été faites quand le photographe a su s'effacer. S'il y avait un mode d'emploi, ce serait certainement celui-là. C'est quand des gens comme Lartigue, Doisneau, Cartier-Bresson ont su mieux s'effacer, que leurs photos sont devenues des Lartigue, des Doisneau, des Cartier-Bresson. Mais pour cela il faut du courage, parce que tout, à notre époque, nous incite au contraire, tout ce que nous voyons, tout ce que les médias nous font croire. Aujourd'hui les photographes partent avec des idées, et leurs photos deviennent l'expression d'une idée. À mon avis une photo doit être en dehors de l'idée, dépasser l'idée.
Frank HorvatTu dis : "s'effacer", c'est très juste. Mais pour moi il y a aussi un autre mot-clé qui vient de la même racine, bien qu'il ne signifie pas du tout la même chose : "faire face". Pour moi, photographier, c'est faire face. Les instants-cadeaux qui m'ont été donnés sont ceux où, d'une manière ou d'une autre, j'ai dû faire face. Je le dis parfois aux jeunes qui me montrent leurs photos de compositions d'ombres sur les murs ou d'affiches déchirées, plus ou moins traficotées au laboratoire. "C'est bien joli", je leur dis, "mais vous n'avez pas fait face". Moi, avant chaque photo importante, j'ai le trac. Encore plus maintenant que quand j'étais jeune. Pourtant je travaille avec une lumière que je connais bien, dans mon studio fait sur mesure, avec des assistants, stylistes, maquilleurs, coiffeurs qui me secondent. Je fais des répétitions avant les séances, j'utilise quinze bobines sur un sujet si je veux. Mais j'ai le trac.
Edouard Boubat Le trac à quel propos ? Il est rare que tu fasses des erreurs techniques !

Frank HorvatLe trac de faire face, la peur de rater le moment décisif. Le trac que peut avoir un acteur avant chaque représentation, même si c'est la centième fois qu'il joue le rôle.
Edouard BoubatD'autre part, quand je dis que je m'efface, je veux dire que je m'efface pour laisser apparaître plus que Boubat. Voilà ce qu'il faut comprendre. Parce qu'on ne va pas réduire Boubat à Boubat, c'est ce que les gens ne comprennent pas. Il y a encore un mot très beau de Borges : "C'est un bien piètre écrivain que celui qui met dans ses romans seulement ce qu'il veut mettre." Dans chaque photo il y a dix mille fois plus que ce qu'on veut mettre. L'atmosphère. S'effacer est un acte d'humilité, mais c'est aussi un acte très intéressant, je vais dire presque malin. Voilà. Si je ne m'efface pas, je ne vais montrer que ce pauvre Boubat, ce pauvre Horvat. On ne va quand même pas se réduire à un Boubat ou à un Horvat ou à un Eugene Smith ou à un n'importe qui!
Frank HorvatMais toi, n'as-tu jamais le trac ? Ne fais-tu jamais d'erreurs ? C'est intéressant de parler de nos erreurs, c'est un peu le même sujet que les refus.
Edouard BoubatJe ne sais pas si ce sont vraiment des erreurs. II m'arrive parfois d'envier les peintres, c 'est merveilleux de rester devant son bouquet de fleurs toute une matinée, ou même plus. Un photographe est un peu comme un nuage, poussé partout, dépendant toujours du monde extérieur. C'est ce que je sens parfois comme une souffrance et une erreur. Je préférerais que les choses dépendent plus de moi. Tout en sachant que cette dépendance est aussi ma chance.
Frank HorvatEdouard, tu es comme une couleuvre, tu glisses hors du sujet à chaque fois que j'essaye de t'y coincer.
Edouard BoubatTu dis que je m'échappe : mais nous parlons de choses difficiles à cerner. II y a aussi un petit drame que nous subissons tous, par le fait que nous utilisons maintenant des appareils 24 x 36. Atget ne faisait qu'une ou deux plaques, et à chaque fois c'était de l'Atget. Voilà un homme qui s'effaçait. Mais nous, notre drame, avec ces petits appareils 24 x 36, c'est que nous en faisons trop. Si nous étions tellement forts, nous n'en ferions que trois ou quatre. De l'arbre et de la poule je n'en ai fait qu'une, de la petite fille aux feuilles une, de Leila sur le bateau une. Le sujet s'use. Maintenant même Paris est usé. Le Luxembourg est usé, il y a trop d'appareils. Mais je voudrais revenir à cette chose qui me paraît la plus importante, cette quête. On voit les souffrances du monde, les pauvres gens, les moins pauvres, on est là, la langue pendante, on veut savoir ce qui se passe derrière. C'est peut-être pour cela que les photographes vivent vieux. Comme Kertesz ou Brassaï ou Lartigue. J'ai vu Cartier-Bresson l'autre jour, il était comme un jeune homme, photographiant debout pendant une heure. Le photographe, finalement, c'est le mec qui n'a rien trouvé, mais qui espère jusqu'au dernier moment. Ça le pousse, ça le tient en haleine. Tu m'as demandé où j'allais cet après-midi. Je vais au labo, je n'ai pas de prise de vue à faire, mais je vais quand même traverser la Seine à pied. Je prends mon petit Leica d'amateur, un appareil pour ne pas faire de photos, mais peut-être que je peux en faire une. Je pars à l'imprévu, comprends-tu ? Les photographes restent jeunes parce que, jusqu'au bout, ils voudraient en réussir encore une.
Frank HorvatC'est vrai que les sujets s'usent. Les arbres que je photographie s'usent, je ne peux pas retourner trop souvent aux mêmes. Ton bouquet de fleurs s'use sous ton regard. Ou plutôt: ton regard s'use sur le bouquet. Ton éveil s'use.

Edouard BoubatAbsolument. Il y a un mot que nous n'avons pas encore employé : vierge. C'est un mot très beau, on en rigole maintenant. Mais c'est très important. Pour faire une photo, il faut que la plaque soit vierge, mais l'œil aussi. On dit "Naïf. Boubat est un naïf." Je ne suis pas plus naïf que n'importe qui, quand on a été en Afrique ou en Amérique du Sud ou en Inde, où il y a des centaines de milliers de lépreux, on ne peut pas être naïf. J'étais dans un village africain et tous les mecs me serraient la main et je m'apercevais des fois qu'ils n'avaient pas de doigts. Le pauvre Boubat faisait comme s'il n'avait rien senti. Parce qu'il les a vus, les êtres, le mal qu'ils ont, rien que pour se tenir debout, les souffrances qu'ils endurent pour un bol de riz. Non, je ne suis pas naïf. Mais il faut quand même une certaine naïveté pour avoir le regard neuf, et moi j'ai cette naïveté. Les gens disent : "Oh ! le bon Boubat, le brave Boubat, comme il fait de jolies photos!" Mais faire de jolies photos n'est pas mon problème, même si j'aime parfois montrer des bouquets de fleurs, Mais qu'est-ce que ça veut dire, montrer un bouquet de fleurs ? Ça veut dire que le photographe sait que, derrière, il y a toute la misère du monde. A travers ce bouquet de fleurs, il va peut-être toucher autre chose.



Frank Horvat

Introduction (1990)

















Quand on me demande ma profession, je réponds : "photographe". Cela se dit facilement, ce n'est pas comme si j'avais à annoncer "je suis astrologue" ou "inspecteur des impôts". C'est pourtant moins simple que de dire "sculpteur" ou "plombier". Il me semble à chaque fois qu'il faudrait préciser, ajouter quelque chose comme : "mais un photographe n'est pas ce que vous imaginez" ou : "mais il faudrait définir ce qu'on entend par 'photographie' ".

.Je n'ajoute rien de tel, bien sûr. Ce serait inutile : les gens croient savoir, tous "prennent" des photos (ou se laissent "prendre" en photo). Quand ils en parlent c'est pour dire : "Si on fait dix bobines on a forcément une bonne photo" ou : "J'ai fait exactement la même photo que vous, sur le pont de Brooklyn, seulement sans le personnage" (propos rapporté par Édouard Boubat). Les philosophes de la photographie écrivent : "La voyance du photographe ne consiste pas à "voir" mais à se trouver là" (Roland Barthes), ou bien : "Il n'y a pas de mauvaises photos : il n'y a que des photos moins intéressantes, moins significatives, moins mystérieuses" (Susan Sontag).

Pour un photographe, de tels propos sont aberrants. Notre expérience quotidienne nous montre qu'il ne suffit pas de presser le bouton, pour que ce qui était devant la boîte soit dedans. Et que, même si on l'a "saisi", on n'a pas nécessairement une bonne photo. Une bonne photo est une chose rare, presque miraculeuse, que même les meilleurs parmi nous ne réussissent que quelques dizaines (ou centaines) de fois dans leur vie. Comment des penseurs tels que Barthes et Sontag peuvent n'y voir que le produit d'un procédé technique ?

Nous nous sentons mal compris. Parfois cela nous irrite, d'autres fois cela nous donne une sorte de satisfaction, comme si nous étions les détenteurs d'un secret, les initiés d'une secte. Nous reconnaissons nos confrères de loin, même s'ils ne portent pas d'appareil, ne fût-ce qu'à leur manière de laisser traîner le regard, sur pattes de velours, comme des félins aux aguets. Je me souviens d'une promenade sur les contreforts de l'Etna, dans la voiture d'un photographe que je connaissais à peine. Ses hésitations dans les virages, ses petits coups de freins à l'apparition d'un arbre ou d'un rocher me remplissaient de joie : nous étions deux à voir la même manière.

C'est peut-être pareil pour les plombiers et les inspecteurs des impôts. Ou peut-être pas : la solitude du photographe est particulière, puisqu'il est forcément seul à regarder dans le viseur et à prendre la décision de déclencher. Bien sûr, l'aboutissement de la recherche, l'instant qui a été appelé décisif, sera partagé par les spectateurs de la photographie. Mais les autres instants, tous les millions d'instants non décisifs, toutes les recherches non abouties se déposent en nous comme une lie et font notre solitude.

Le besoin de partager cette solitude est la première motivation du présent ouvrage. N'étant pas écrivain, j'ai utilisé une approche de photographe : j'ai choisi des personnages - d'autres photographes -, je les ai fait parler et j'ai enregistré leurs propos. Ensuite, j'ai travaillé sur les bandes magnétiques comme sur des planches de contact : repérant les points forts, élaguant les répétitions, mettant en évidence ce qui me semblait caractéristique. Bien entendu, mes interlocuteurs ont eu la possibilité de lire ces extraits et d'y apporter des corrections.

Ceux que j'ai choisis pour collaborer à ce projet sont des photographes dont je suis un peu jaloux. Quand je regarde une photo, je me demande toujours (plus ou moins consciemment) si j'aimerais l'avoir faite. Dans la majorité des cas, la réponse que je me donne est négative, soit parce que l'image ne m'attire pas, soit au contraire parce qu'elle ressemble trop à celles que je fais. Mais il m'arrive de voir des photos que j'aimerais avoir faites et dont pourtant je me dis que je n'aurais pas su les faire : parce qu'elles sont le résultat d'une manière d'opérer - et surtout d'une manière d'être - qui ne sont pas les miennes. C'est de celles-là que je me sens jaloux - et c'est avec les photographes qui les ont faites que j'ai eu envie de dialoguer.

Je connais certains d'entre eux depuis ma jeunesse. Boubat nous visitait le dimanche et émerveillait mes enfants avec ses tours de prestidigitation. Sieff partageait avec moi un atelier à New York. Avec Riboud je m'attablais souvent dans un café place Saint-Philippe-du-Roule, pour discuter des affaires de Magnum. Newton se laissa convaincre, au cours d'une discussion mémorable, d'essayer le format 24 x 36. Sarah Moon venait me présenter son dossier de mannequin, que je regardais avec admiration et que je lui rendais en disant : "Je ne peux pas te photographier, tu connais trop bien les ficelles."

D'autres - Doisneau, Giacomelli, Koudelka, McCullin, Rubinstein, Hamaya, Witkin - m'étaient familiers par leur travail. Les heures passées avec eux (et les jours passés en les réécoutant) les ont fait entrer dans ma vie. Désormais, je ne peux regarder leurs photos sans entendre la cadence de leur voix. C'est peut-être, pour moi, la retombée la plus précieuse de ce projet.

De Henri Cartier-Bresson je ne me sens pas le droit de dire qu'il a été mon maître : à la fin des années 50, quand nous nous rencontrions chez Magnum, il critiquait mes photos de mode ("Tu dois choisir, disait-il, on ne peut pas faire, à la fois, du reportage et de la mise en scène"). Je n'ai pas tenu compte de ce conseil et j'ai persisté dans une direction qui me semblait bonne. Pire encore, je me suis lancé dans la photographie en couleur, qu'il désapprouvait. Pourtant, tout en transgressant ses limites, j'ai l'impression de ne pas avoir quitté son territoire : parce que les règles que je me suis toujours imposées restent, fondamentalement, celles que j'ai apprises en l'écoutant et en regardant son travail. Cartier-Bresson n'a pas participé à ces entretiens, parce qu'il pense avoir déjà dit ce qu'il avait à dire. Mais il est présent dans toutes ces rencontres, dans la mesure où il est difficile de parler de photographie sans se référer à lui.

Il y a des lacunes que je regrette. Irving Penn, l'un des photographes que je respecte le plus, s'est entretenu longuement avec moi, mais n'a pas voulu que ses propos soient enregistrés et publiés. Richard Avedon a préféré garder ses pensées pour un livre autobiographique. Diane Arbus et Ernst Haas, que je connaissais bien, ont disparu prématurément. Je pourrais citer d'autres photo-journalistes et photographes de mode que j'admire, mais que j'ai renoncé à rencontrer, pour ne pas revenir trop souvent sur les mêmes problématiques.

D'autres absences s'expliquent par un parti pris de ma part. Il y a des photos qui ont du succès, mais que je ne voudrais pas avoir faites, des tendances contemporaines que je refuse : le choix de mes interlocuteurs est une expression de ces partis pris. D'autre part il me semble que même si les photographes ici réunis sont très différents entre eux, même si leurs voix sont parfois discordantes, il existe un pointillé qui les réunit et qui définit une sorte de frontière.

Frontière de la "vraie" photographie ? Je n'ai pas la présomption de l'affirmer. Mais peut-être limite d'un "âge d'or". Je crois que les photographes que je viens de mentionner (avec quelques autres comme Robert Capa, Eugène Smith, Robert Frank, Werner Bischof) seront considérés un jour comme des grands classiques. À l'instar d'autres classiques, en d'autres âges d'or, ils se sont mis à l'œuvre avec une naïveté d'artisans, simplement parce que les techniques de leur époque leur permettaient d'explorer des aspects du monde qui n'avaient pas encore été explorés, parce qu'il existait un public curieux de ces aspects et parce que les médias étaient intéressés à reproduire ces images : un concours de circonstances qui a duré quelques décennies et qui ne se reproduira sans doute plus jamais. J'ai eu la chance d'être photographe à cette époque et de rencontrer certains des photographes qui l'ont illustrée. Je souhaite que ce livre en soit le témoignage.


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  Biographie 

                 Edouard Boubat, né en 1923 , enfance dans le quartier de Montmartre à Paris, étudie à l'Ecole Estienne,puis travaille dans un atelier de photogravure. De cette époque il écrit :"La lumière glauque des laboratoires de photogravure où je coulais sur une plaque de verre le collodion faisait déjà rêver : voir la vraie vie. Il découvre la photographie en même temps que l'amour juste après-guerre, en 1946 et reçoit le prix Kodak en 1947.Dans les années 50, il voyage un peu partout dans le monde pour le magazine Réalités : Italie, Espagne, Mexique, Etats-Unis, Jordanie, Liban, Brésil, Maroc, Yémen, Pérou, Kenya, Vietnam, Suède.  ..curieusement, ce sont surtout ses photos de Paris dont on se souvient. Il rencontre Robert Frank, expos aux côtés de Brassaï, Izis et Doisneau. Il achète son premier Leica.Commence alors une vie de voyageur inlassable, toujours attentif à la magie de l'instant, réceptif à l'humain et à son environnement, amusé, sage et plein d'humour.Photographe du bonheur indicible, il devient indépendant en 1967  et travaille avec l'agence Top-Rapho à l'instar de ses collègues Doisneau, Willy Ronis et Sabine Weiss. Depuis, il ne cesse de voyager, d'être publié, son travail est exposé dans le monde entier. Grand prix du livre aux Rencontres d'Arles en 1977 pour "La survivance", il reçoit en 1984 le Grand prix national de la photographie, puis en 1988, celui de la Fondation Hasselblad.
Boubat travaille et vit à Paris, rue Rosa-Bonheur, ça ne s'invente pas.
Il meurt en juin 1999.

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